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La forêt du Samsara

                                            Une allégorie du Bhagavata Purana

 

              J'ai traduit ce texte – non pas que je souscrive, loin de là, à cette vision ultra-pessimiste et radicalement austère de la vie humaine – mais d'une part parce qu'il exprime en images concrètes la vision sous-jacente à l'orthodoxie selon le Dharma, et d'autre part parce qu'il est en soi un morceau d'anthologie de l'art de l'allégorie dans la littérature orientale. Les Upanishads, généralement brèves, ne donnent que la quintessence de l'enseignement spirituel. Ici, dans cette vaste architecture du Bhagavata Purana, l'espace est suffisamment large pour développer tous les thèmes préférés de la pensée spirituelle. Mais il est néanmoins surprenant de trouver dans certains passages des accents si passionnés, parfois excessivement méprisants, dans le portrait de la nature humaine fondamentale, au sein de cette œuvre d'une importance monumentale, qui est la Bible de l'hindou pieux et inspire encore de nos jours la majorité des coutumes religieuses les plus populaires.

              On peut aussi lire ces passages au second degré, et préférer déceler une ironie plutôt qu'un soupçon de fanatisme dans cette peinture excessive des malheurs qui guettent les âmes en incarnation tant qu'elles ne se consacrent pas exclusivement à la recherche passionnée de la libération ou n'observent pas scrupuleusement les injonctions de l'orthodoxie védique. Mais y a-t-il vraiment ironie ? Le shloka 23 du chapitre 14 est on ne peut plus explicite quant à la gravité de l'enjeu : « Aussi, comme le disent les Sages, les actes propres aux deux formes de vie (védique et non-védique) possibles sur ce sentier de Pravritti, sèment les graines d'une série de naissances futures. » Il s'agit essentiellement d'une morale pratique, nous permettant d'approfondir cette notion de karma, en nous décrivant – avec force détails dans des situations particulièrement cruelles – ce qu'encourent ceux qui ne vivent pas selon le Dharma et la loi védique. Mais il faut toutefois relever le ton diffamatoire, voire insultant, qui est réservé à ceux qui n'ont pas adopté la foi védique, particulièrement aux membres de la caste inférieure des Shudras, assimilés à des “singes” (chap.14, shloka 30, dont j'ai édulcoré la traduction, et 32); paroles que l'on peut assimiler à des insultes racistes, d'autant plus que la majorité des Shudras sont - de nos jours encore - les descendants indirects des dravidiens, habitants originaires à la peau foncée, la religion védique étant introduite par des envahisseurs indo-aryens qui vont supplanter les populations indigènes et les réduire en semi-esclavage.
              Également douteux, et venant entacher la belle limpidité de la spiritualité hindoue telle que nous en avons pris l'habitude, les passages qui se réfèrent au transfert des richesses de l'individu désireux de s'assurer la libération à la communauté du dharma (les prêtres, donc, et les institutions sociales qui les hébergent) : voir le shloka 2 du chapitre 14. Cela n'est pas sans rappeler la lamentable pratique des indulgences dans le catholicisme, qui a joué un rôle déterminant dans le schisme protestant. De même que les allusions à la spolation des biens des marchands par les fonctionnaires royaux n'est pas sans évoquer la lutte politique et économique en Europe entre le pouvoir de l'Église et le pouvoir royal ou de l'État.

              Ces restrictions posées, l'allégorie de la forêt du Samsara vaut néanmoins le détour. Plus que tout, le lecteur ne doit pas perdre de vue l'antiquité de ces textes*, et y voir aussi l'écho – heureusement conservé – de conditions de vie bien plus cruellement difficiles autrefois qu'aujourd'hui, qui à elles seules peuvent légitimer l'attente démesurée des populations chez qui se sont développées ces religions du salut.

              * Impossible de préciser une date. L'avis des experts donne une fourchette de variations allant de 1200-1000 av. J.-C. à 1300 apr. J.-C. Mais l'estimation la plus commune est 800-900 apr. J.-C.

 

Extraits du Bhagavata Purana
(Traduit en anglais et annoté par le Prof. Ganesh V. Tagare, M.A., Ph.D.
Motilal Barnasidass Publishers, Delhi, 1976, 1999)

Note : la majorité des passages entre parenthèses, expliquant les éléments de l'allégorie, sont ceux du texte original.

Skandha V, chapitre 13 – Le Samsara : une forêt (allégorie)

Bharata, le Brahmane, dit :
          1. Comme une caravane de marchands résolus à acquérir de nouvelles richesses, cette multitude d'âmes individuelles (jivas), exclusivement vouées à la recherche des plaisirs et n'ayant aucun autre désir, a été placée par Prakriti (ou Maya) sur le sentier de Pravritti (la vie active dans le monde) qui est sans fin et si difficile à traverser. Cette multitude d'âmes pose ses yeux sur les activités déclenchées et dominées par les attributs de l'énergie universelle : Sattva (bien, lumière, pureté et calme), Rajas (activité, convoitise, passion et agitation), Tamas (ténèbres, inertie, illusion et ignorance)*. Et tandis qu'elle s'égare dans la forêt du Samsara** à la recherche du plaisir, elle ne trouve aucune félicité durable.

* Et elle se met à les considérer comme siens, et identifie ces activités et attributs circonstanciés à son propre Soi.
** Samsara : « transmigration » - la roue d'activités incessantes dans l'univers manifesté, royaume de l'éternelle Maya. C'est l’existence phénoménale, via l’océan de la transmigration, perpétuant le cycle indéfini de morts et de renaissances, auquel l’homme ne peut échapper que par la réalisation (libération, en conséquence !), fruit de la sadhana. Ce terme est le plus souvent traduit par “la vie dans le monde” ou “la roue des naissances et des morts”. Ce terme, qui n'a pas d'équivalent dans les langues européennes, recouvre de façon exhaustive la condition humaine, la vie dans le siècle selon le point de vue chrétien, le monde de la chair, le monde phénoménal expérimenté par les âmes en incarnation.

          2. Ô roi Rahugana, dans cette forêt, six bandits (les 5 organes des sens, plus le mental) dévalisent de force la caravane conduite par un chef à l'esprit mauvais. Tout comme les loups s'emparent des moutons, les chacals (sous forme de proches) trouvent accès à leur campement et emportent un des caravaniers qui ne prenait pas garde (c-à-d. qui était dénué de profondeur spirituelle).

          3. Dans la forêt, lieu imprenable avec sa végétation dense de lianes, d'herbes, de massifs d'arbres et de taillis épais, la caravane est assaillie par les moucherons aux piqures cuisantes et les moustiques (de même, dans la vie pleine de passions et d'actions du maître de maison, l'homme est harassé par les gens mal intentionnés). À certains endroits, ils trouvent la cité céleste des Gandharvas (le phénomène est un mirage, comme l'est notre propre corps), tandis qu'à d'autres, ils voient des esprits évanescents se déplacer sous forme de flambeaux.

          4. Ô roi Rahugana ! Avec l'anxiété bien naturelle de trouver un lieu habité, de l'eau et des richesses, la caravane des marchands court de-ci de-là à travers la jungle. À certains endroits, les yeux aveuglés par la poussière, ils ne distinguent plus les points cardinaux, tant les alentours sont assombris par les poussières soulevées par des rafales tourbillonnantes (ici, les rafales tourbillonnantes représentent une femme qui suscite des émotions érotiques qui rendent l'homme aveugle à l'existence des divinités qui président aux directions spatiales, et qui se tiennent pourtant là, en témoins de ses actions).

          5. Ils ont les oreilles endolories par les cris stridents de criquets invisibles (c-à-d. les médisances des personnes à l'esprit mauvais) et l'esprit agité par les hululements des chouettes (c-à-d. les paroles âpres, les remontrances faites sans égards par des ennemis ou par des personnes en position d'autorité), aussi se réfugient-ils sous des arbres néfastes* (c-à-d. des personnes sans religion) lorsque la faim les tourmente. À certains endroits, lorsque la soif les tenaille, ils courent après un mirage (c-à-d. les objets du plaisir qu'offre le monde et qui seront sans fruits).

* Se réfère à la croyance selon laquelle l'ombre de l'arbre Vibhitaka (Terminalia Belerica) est néfaste durant le jour, celle du figuier (Pippala) l'est durant la nuit, et celle du pommier de jour comme de nuit.

          6. À certains endroits, ils se dirigent droit vers des lits de rivières asséchées (et n'en retirent que des membres endoloris par la chute, en lieu et place d'eau fraîche); quand la nourriture vient à manquer, ils mendient l'un auprès de l'autre quelques restes. À d'autres endroits, ils s'approchent trop près des feux de forêt et se font roussir; à d'autres encore, ils se rendent compte à leur grand désespoir qu'ils ont été délestés par des Yakshas (nains gardiens des trésors souterrains) de leur richesse aussi précieuse que leur vie.

          7. À certains endroits, ils sont privés d'une partie de leurs possessions par des agents gouvernementaux en position d'autorité (ou par des chefs de village experts en prévarication), ce qui les abat considérablement. Accablés de chagrin, désemparés, ils s'évanouissent. Ailleurs, ils pénètrent dans une cité imaginaire de Gandharvas (c-à-d. des personnes de l'entourage proche, aimantes) et se sentent pour un moment submergés par la joie.

          8. À certains endroits, ayant entrepris d'escalader une montagne (c-à-d. de tenter une grande entreprise), ils continuent d'avancer, la plante des pieds déchirée par les épines et entaillée par les cailloux, puis ils s'asseyent, l'esprit complètement abattu. Tourmentés à chaque pas par le feu intérieur (c-à-d. le feu gastrique ou la faim) et par la pesante responsabilité de maintenir en vie leur groupe nombreux, ils se mettent en colère les uns contre les autres.

          9. Parfois, ils tombent dans un sommeil profond, comme s'ils avaient été avalés par un boa constricteur, et gisent comme des morts abandonnés au profond de la jungle, et ne sont plus conscients de rien. D'autres fois, ils sont mordus par des serpents féroces et venimeux, ou alors ils ne voient plus devant eux et tombent dans un puits dont la bouche est recouverte d'une épaisse couche de plantes et d'herbes, et gisent là, immergés dans les ténèbres (c-à-d. la misère et l'ignorance).

          10. Parfois, ils recherchent du miel de qualité inférieure (c-à-d. courir après les femmes des autres) et se retrouvent harassés et humiliés par les abeilles (c-à-d. insultés et battus par les maris). S'ils parviennent à un succès dans cette entreprise, mais au prix de grandes difficultés, alors d'autres les volent de force, et tandis qu'ils se livrent à un combat contre leurs voleurs, ce sont d'autres qui emportent leur butin.

          11. Et parfois, les marchands de la caravane restent assis, incapables de se protéger du froid, de la chaleur, de l'orage et des averses; ou encore, ils se vendent l'un l'autre les biens qu'ils peuvent encore posséder, et se font des ennemis mortels au sein de leur groupe à cause de leurs manœuvres financières frauduleuses.

          12. De temps en temps, ils se retrouvent démunis de tout bien, sans un lit où dormir, sans une natte où s'asseoir, sans maison ni moyen de transport, et ils doivent mendier. Mais ils ne reçoivent pas ce qu'ils désirent au fond, aussi jettent-ils des regards cupides sur les biens d'autrui, et se font insulter.

          13. Les transactions financières frauduleuses qu'ils pratiquent entre eux ont entraîné des relations hostiles, ils se marient néanmoins dans les familles des membres de leur groupe. Et ainsi poursuivent-ils leur route, affamés, allant de difficultés en difficultés, de pertes financières à d'autres calamités, et en eux la haine va croissant.

          14. La caravane des marchands est entraînée dans son voyage, laissant derrière ceux qui sont morts en chemin, et emportant les nouveaux-nés. Aucun d'entre eux n'a encore pu revenir à son point de départ. Aucun d'entre eux, aussi puissant soit-il, ne s'est déterminé à s'engager dans le yoga, qui marque cependant le terminus de cette course, ô guerrier.

          15. Tous ces guerriers résolus et nobles d'âme qui ont dompté ces grands éléphants qui gardent les huit points cardinaux, et qui, clamant que cette terre leur appartient en propre, ont semé hostilité et querelles autour d'eux, seront bientôt morts sur le champ de bataille. Mais ils n'atteindront pas ce lieu céleste (le séjour de Vishnu) où va droit l'ascète (Sannyasin) qui a vécu libre de tout sentiment d'inimitié.

          16. À certains endroits, les marchands de la caravane s'accrochent aux pousses fragiles des lianes (c-à-d. se reposent dans les bras tendres des femmes); ils s'impatientent d'entendre les gazouillis entremêlés des oiseaux qui habitent les hautes lianes (c-à-d. d'écouter les tendres babillages des enfants qui s'accrochent aux jupes de leurs mères). Et ils se découvrent fortement attachés par ces lianes et leurs oiseaux. À l'occasion, en d'autres lieux, ils sont terrorisés par des meutes de lions et doivent établir de bons rapports avec des grues, des hérons et des vautours (c-à-d. qu'effrayés à l'idée de la mort, ils reviennent dans le giron de leurs croyances hérétiques, viles et cruelles).

          17. Se rendant compte qu'ils ont été induits en erreur par ces volatiles, les marchands tentent de s'intégrer au groupe des cygnes (c-à-d. qu'ayant réalisé la vanité des croyances hérétiques, ils essaient d'entrer dans le giron du brahmanisme). Mais ils n'apprécient guère leur mode de vie pieux (c-à-d. qu'ils ne trouvent pas à leur goût le mode de vie brahmanique), et se rapprochent des singes (c-à-d. qu'ils adoptent le comportement simiesque des humains dépravés). Du fait des jeux amoureux naturels à cette espèce animale, les marchands assouvissent leurs sens friands de plaisirs sensuels et oublient que la fin de la vie s'approche, alors même qu'ils se regardent bien en face l'un l'autre [c-à-d. qu'ils sont témoins du vieillissement des autres, mais préfèrent ignorer le leur - NdT].

          18. S'ébattant joyeusement parmi les arbres (c-à-d. les objets du monde rencontrés dans la vie quotidienne), l'homme-singe chérit tendrement ses enfants et son épouse. Démuni de tout pouvoir face à ces arbres-objets, il perd tout jugement, principalement en raison de son fort appétit de plaisirs sexuels. Frôlant parfois la chute dans une vallée encaissée, tant il est inattentif, il se saisit de la première liane venue et demeure suspendu dans le vide, effrayé par les éléphants qu'il voit en-bas (c-à-d. que grâce aux actes méritoires qu'il a commis dans une vie antérieure, il continue de vivre tout en redoutant la mort qui l'attend inéluctablement).

          19. Si par chance il surmonte d'une façon ou d'une autre cette situation périlleuse, il s'empresse tout aussitôt de regagner la compagnie des marchands (c-à-d. qu'il retourne sur le sentier Pravritti de la vie active dans le monde). Toute personne qui, sous l'influence de Maya, est menée sur ce sentier de Pravritti, continue d'errer dans le Samsara. Aucune d'elles n'a encore perçu le but suprême de la vie (c-à-d. Moksha, la libération).

          20. Ô Rahugana ! Même toi, tu es mené sur ce sentier par Maya. Tu vas déposer le sceptre (c-à-d. renoncer à toute forme de violence envers les êtres vivants) et devenir l'ami de tous les êtres. Avec un esprit détaché des plaisirs de ce monde, tu vas t'armer de l'épée de la connaissance affûtée par le service dévoué à Hari (Vishnu en tant que forme de l’Être suprême) et tu parviendras à la dernière étape de ce sentier du Samsara.

Le roi dit :
          21. Oh ! La naissance en tant qu'être humain est la plus glorieuse qui soit, au sein des diverses espèces. De quelle valeur sont les autres naissances, même dans les mondes célestes où la fréquentation de grandes âmes telles que toi, dont l'esprit est purifié par le chant et l'écoute des gloires du Seigneur Hrishikesha (le Régent des sens, Vishnu), n'est pas aussi pleinement accessible qu'ici-bas ?

          22. Comment s'étonner que la pure dévotion au Seigneur Hari soit à ce point implantée dans le cœur de ceux dont les souillures karmiques ont été dissipées par la poussière de tes pieds semblables au lotus (et qui t'ont servi constamment depuis longtemps) ! Car je le constate, mon irréflexion et mon ignorance, enracinées comme elles l'étaient dans mes raisonnements fallacieux, se sont totalement dissipées sous l'influence de ta fréquentation, qui n'est pourtant que d'une muhurta (45 minutes) !

          23. (Comme on ne sait sous quelle forme les connaisseurs de Brahman se déplacent ici-bas, le roi rend hommage à tous, indistinctement). Salutations aux connaisseurs de Brahman, ceux qui sont âgés comme ceux qui sont encore des enfants, ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse, à tous, y compris les jeunes garçons ! Puissent ceux qui sont encore inexpérimentés, même rois comme moi, recevoir la bénédiction de ces connaisseurs de Brahman qui déambulent sur cette terre en ascètes “emportés par le vent” (Avadhutas), sans donner le moindre indice de leur grandeur !

Shri Shuka dit :
          24. Ô Parikshit, fils d'Uttara ! C'est réellement de cette façon que Bharata, fils d'un sage brahmane, qui jouissait de la plus grande gloire, mû par une ardente compassion, exposa la nature authentique du Soi à Rahugana, roi de Sindhu, alors même que ce dernier l'avait insulté. Alors celui-ci, pris de remords, se prosterna respectueusement aux pieds de Bharata. Et Bharata, dont l'esprit, tel un océan de sagesse, restait hors d'atteinte des vagues que font les sens, poursuivit son errance sur cette terre.

          25. Et le roi Rahugana lui-même, qui avait réalisé la nature réelle du Soi suprême telle qu'enseignée par la personne sainte qu'était Bharata, répudia dès lors la fausse identification du Soi au corps – une notion surimposée au mental par l'ignorance fondamentale (Avidya). Ô roi, telle est en vérité la grandeur de ceux qui demandent conseil aux fervents du glorieux Seigneur, Vishnu.

Le roi Parikshit dit :
          26. Ô disciple fervent du Seigneur ! Ce sentier qui a la forme de la roue des naissances et des morts (Samsara), tu viens de le décrire en termes indirects et allégoriques, toi qui possèdes un savoir vaste et diversifié. Ton enseignement ne sera pas facilement compréhensible pour ceux qui n'ont pas l'esprit entraîné. Aussi, le sens profond de cette longue allégorie difficile à saisir, qu'il soit clairement désigné par l'explication appropriée.

 

Skandha V, chapitre 14 – Le Samsara : une forêt (explication de l'allégorie)

Shri Shuka dit :
          1. Caractérisés et influencés par les attributs de l'énergie universelle*, les trois types d'actes (karma) – favorables, défavorables et mixtes – sont commis par les âmes individuelles (jivas) qui font l'erreur d'identifier le corps et le Soi. Le groupe des six sens (les cinq sens plus le mental) fonctionne comme portails et comme moyens d'expérimenter cette roue des naissances et des morts (samsara) qui n'a jamais eu de commencement, et qui consiste à s'associer puis à se séparer de séries entières de corps différents, créés en fonction des actes commis dans des vies antérieures.

* Prakriti est la Nature, source primordiale du monde manifesté, constituée des 3 Gunas : Sattva (bien, lumière, pureté et calme), Rajas (activité, convoitise, passion et agitation), Tamas (ténèbres, inertie, illusion et ignorance).

          Tout comme une caravane de marchands, essentiellement désireux de gagner de l'argent, perd son chemin et se retrouve dans une contrée sauvage, cet ensemble d'âmes individuelles a été placé sur le sentier difficultueux du Samsara, aussi difficile à traverser qu'une passe montagneuse, par Maya, la grande Illusionniste qui agit sous l'autorité du Régent suprême, Vishnu. Cette multitude d'âmes individuelles se retrouve dans les étendues sauvages du Samsara, semblables à un enclos funéraire dans les cas les plus défavorables. Ces âmes font l'expérience des fruits de leur karma, qu'ils ont forgé dans leurs corps antérieurs. Toutes leurs activités sont entravées par d'innombrables difficultés et rendues stériles, néanmoins ils ne pensent toujours pas à prendre le sentier des abeilles (c-à-d. des âmes vouées au Seigneur), qui prennent refuge aux pieds semblables au lotus du Seigneur Hari, qu'incarne l'instructeur spirituel – ces pieds qui apaisent toutes les afflictions et les souffrances insoutenables du Samsara. Car c'est dans la forêt du Samsara que les six sens, comme nous les nommons, se révèlent de véritables voleurs, agissant concrètement.

          2. Aussi petite soit-elle, la fortune qu'une personne peut acquérir au prix de grandes difficultés, doit être consacrée à fortifier le Dharma*. Les sages disent que ce Dharma, qui se caractérisent par la propitiation de la Personne suprême Elle-même, est favorable à l'obtention de la béatitude dans l'autre monde.

* Dharma : Dérivé de la racine « dhri » = porter, soutenir, maintenir, dharma signifie religion, loi, mérite moral, rectitude, bonnes œuvres, code de conduite; ce qui est conforme à l’ordre, à la loi, au devoir, à la justice, dans leur plus haute acception. Cette notion, très large et complexe, est fondamentale à la pensée hindoue. Dans le langage courant, dharma signifie droiture, vertu et religion, se résumant en la voie qui sera propice à l'évolution spirituelle maximale dans cette incarnation; c'est l'un des 4 buts de la vie humaine, les 3 autres buts étant Kama (les plaisirs des sens), Artha (l'acquisition de biens  matériels) et Moksha (la libération), ce dernier étant considéré comme le plus noble, mais impliquant l'accomplissement préalable de dharma.

          Mais la fortune d'un homme dont l'intellect est perverti et les sens incontrôlés, qui aurait dû être utilisée en faveur du Dharma, est gaspillée dans la vie du maître de maison pour les plaisirs vulgaires qui flattent la vue, le toucher, l'ouïe, le goût et l'odorat; elle se perd à satisfaire des désirs bas et des tendances mentales grossières; c'est de la même manière qu'une caravane de marchands, ayant à sa tête un mental incontrôlé, est dépouillée de ses biens par des voleurs.

          3. Ici-bas, les membres de la famille, tels l'épouse et les enfants, ne sont rien de plus que des loups et des chacals dans leurs actes. Ils donnent ailleurs l'argent que garde soigneusement le maître de maison qui garde les poings serrés (c-à-d. qui ne lâche pas facilement son argent), sur le qui-vive et récalcitrant, et qui le protège comme un agneau dans son enclos.

          4. Car un champ dont on ne brûle pas les graines se couvre de nouveau, après la saison des semailles, d'un épais tapis d'arbustes, d'herbes et de plantes grimpantes, même si on le laboure tous les ans; de la même façon, la vie du maître de maison est un champ karmique où les graines du karma (les actes accomplis) ne sont jamais détruites. Cette vie est assurément une cassette à désirs, dans laquelle les graines de karma ne sont jamais complètement consumées, de même que persiste l'odeur du camphre même après l'évaporation des tablettes de camphre qu'on avait mises dans la cassette à camphre.

          5. Tant qu'il se trouve dans cette étape de vie (celle de maître de maison), un homme voit sa fortune – qui est sa véritable raison d'être [son souffle de vie extérieur, dit le texte] – sucée par des êtres indignes, comparables à des moucherons et des moustiques, et ses réserves de céréales sont pillées par des sauterelles, des oiseaux, des voleurs, des rats et autres prédateurs. Parfois, tandis qu'il erre sur ce sentier du Samsara, il voit sa conscience éclipsée par l'ignorance, la cupidité, les désirs et les actions qu'il commet. Ne possédant que des vues erronées, il regarde ce monde humain, qui est aussi irréel que le mirage de la cité céleste des Gandharvas, et le considère comme irréfutablement réel.

          6. Sur sa route, mû par un désir passionné de ces habitudes déréglées que sont la boisson, la bonne chère, les compulsions sexuelles, etc., il poursuit les mirages que sont ces plaisirs.

          7. Parfois, tout comme un homme qui éprouve le besoin intense de trouver la chaleur d'un feu, se met à courir après les lutins de feu et les feux follets, notre homme – dont l'esprit a été envahi par l'attribut Rajas (activité, convoitise, passion et agitation), lequel est précisément de la couleur de l'or – se met à ressentir le besoin ardent d'acquérir de l'or, sans voir que c'est l'élément où résident tous les maux, en quelque sorte une excrétion du feu.

          8. Et de nouveau, la caravane des marchands, avec un désir sincère de gagner les villes où commercer, de trouver de l'eau, des richesses et les innombrables éléments de confort de la vie sédentaire pour qui possède un bon revenu de vie, se hâte de-ci de-là au profond de la forêt du Samsara.

          9. Quelquefois, une belle jeune femme ensorcelante attire à elle un marchand, ce qui lui fait l'effet d'une tornade; alors son esprit est instantanément recouvert par l'ignorance, sous la vague de l'attribut Rajas qui le submerge, il se met à transgresser les limites de la décence et se comporte comme les lutins durant la nuit. Ses yeux sont voilés par la convoitise sexuelle comme par un vent de poussières, son esprit est trop envahi par la passion pour reconnaître la présence des divinités qui président aux points cardinaux et l'observent.

          10. Occasionnellement, il perçoit spontanément, mais pour un bref moment, l'irréalité des objets de ce monde. Mais comme il identifie son âme à son corps, il perd la mémoire en ce qui concerne la nature véritable du Soi. L'esprit et la mémoire ainsi détournés du droit chemin, il poursuit sa quête intense de ces objets des sens qui ne sont que des mirages.

          11. De temps à autre, les oreilles et les cœurs des marchands sont fortement troublés par les invectives violentes et les menaces véhémentes que leur adressent directement les officiers du roi, qui rappellent le hululement des chouettes, et indirectement par des ennemis, qui rappellent les cris stridents des criquets.

          12. Lorsque l'un des membres de la caravane a épuisé sa réserve de mérite (accumulée au cours de ses vies antérieures), il se sent mourir, tout en restant officiellement bien vivant. Il court chercher de l'aide auprès des autres, qui sont aussi de vrais morts vivants, à qui leurs richesses ne sont d'aucune utilité aussi bien en ce monde (car elles ne leur procurent plus aucun plaisir) que dans le suivant (car ils ne font pas don de leur biens, ce qui leur ferait acquérir du mérite); ces richesses sont vraiment comparables à des arbres empoisonnés, à des lianes perfides, et à des puits aux eaux toxiques.

          13. D'autres fois, son esprit est perverti par ses relations avec des personnes mauvaises, et il emprunte alors le chemin de l'hérésie qui l'entraîne vers des souffrances ici-bas et dans l'autre monde, comparables à la chute dans le lit rocheux d'une rivière asséchée.

          14. Lorsqu'il ne peut se procurer la nourriture nécessaire, même en insistant auprès des autres, il se résout à dévorer les possessions, ne serait-ce que les brins d'herbes, de son père ou de ses fils, ou à “dévorer” symboliquement ceux-ci.

          15. Il se peut qu'il parvienne à un foyer semblable à une forêt dévastée par les flammes – un foyer dépourvu d'objets plaisants, empli uniquement d'une longue suite de misères. Là, brûlé par le feu des angoisses lancinantes, il tombe dans une profonde dépression.

          16. Il chérissait par-dessus tout la richesse – c'était la vraie vie, à ses yeux. Mais le voici dépouillé de son trésor par de démoniaques fonctionnaires royaux qui sont devenus hostiles à son égard, suite à des changements politiques. Il s'évanouit sous le choc, ou devient tel un cadavre dépourvu de toute étincelle de vie.

          17. D'autres fois, il perçoit comme réelle l'apparition irréelle de son père mort, ou de son grand-père, qui viennent à lui en réponse à son appel, et il jouit d'un moment de plénitude, comme en rêve.

          18. Ou alors, il désire accomplir l'ascension de la montagne de devoirs, considérablement nombreux et minutieusement détaillés, prescrits au maître de maison (c-à-d. qu'il désire les honorer tous de façon exhaustive); mais son esprit est vite distrait par les petites misères du quotidien, il sombre donc dans le découragement et se sent aussi affligé que s'il traversait une étendue de denses buissons épineux et de cailloux acérés.

          19. Parfois, ses capacités et son énergie vitale étant sapées par le feu gastrique de la faim qui fait rage à l'intérieur de son corps, il s'emporte violemment contre les membres de sa famille.

          20. Et de nouveau avalé par ce boa constricteur qu'est le sommeil, il s'enfonce dans les ténèbres aveuglantes de l'ignorance, et demeure endormi comme au sein d'une forêt désolée, inconscient de quoi que ce soit d'autre; il est alors tel un corps mort traîné à l'écart par la famille.

          21. Il arrive que ses dents de devant, symbole de son égocentrisme, soient brisées par des reptiles venimeux (c-à-d. des personnes malveillantes qui l'agressent). Il ne connaît plus le répit, pas même un bref instant. Sa conscience se voile de plus en plus, tandis que son cœur s'emballe violemment, et il est profondément choqué (par cette attaque). Alors, comme un aveugle, il tombe dans un puits obscur, recouvert par l'ignorance et le malheur.

          22. D'autres fois, il se met à l'affût de quelques petites gouttes de miel, qu'il dégustera sous la forme des plaisirs sensuels qu'il préfère. Et s'il s'évertue à mettre la main sur la femme d'un autre ou sur ses richesses, il est battu à mort par les hommes du roi, ou le mari, ou le propriétaire, et chute dans un enfer sans fond et insurmontable.

          23. Aussi, comme le disent les Sages, les actes propres aux deux formes de vie (védique et non-védique) possibles sur ce sentier de Pravritti, sèment les graines d'une série de naissances futures.

          24. Si cet homme échappe à la servitude karmique (c-à-d. à la punition assignée par le roi, ou l'époux ou le propriétaire), ce sera un Devadatta* qui lui dérobera de force son trophée (c-à-d. sa satisfaction d'être resté indemne après son forfait), lequel Devadatta se le verra fauché par un Vishnumitra**, et ainsi de suite à l'infini. Car nul ne retient éternellement les objets dont il jouit.

* prénom très répandu en Inde, l’équivalent de Pierre ou Paul; littéralement « Dieudonné ».
** autre prénom, littéralement « ami de Vishnu ».

          25. D'autres fois, incapable de repousser des conditions misérables, telles que des vents froids et mordants, des situations causées par des agents au-dessus de l'humain, ou par des éléments, ou encore par des créatures vivantes, ou relatives à son corps et sa santé, il s'enfonce dans un total découragement, meublé d'anxiétés sans fin.

          26. D'autres fois, tandis qu'il se livre à des transactions commerciales avec les autres membres de la caravane, s'il rabat un calcul à leur insu d'une somme ridiculement basse, disons vingt centimes ou même moins que ça, il encourra l'inimitié de tous les autres et passera pour un homme malhonnête en affaires.

          27. Ce sentier de la vie dans le monde (Pravritti) est semé de ces obstacles (c-à-d. pertes financières, difficultés, etc, énumérées au shloka 13 du chapitre 13), mais aussi des obstacles suivants : plaisirs et souffrances, convoitise et haine, peur et orgueil, négligence et égarement, illusions et avidité, envie et jalousie, insultes, faim et soif, soucis angoissants et maladies, naissances, vieillesse, morts, etc.

          28. Parfois, sous l'étreinte d'une femme dont les bras tendres s'attachent à lui comme des lianes, et qui est Maya incarnée (c-à-d. le divin pouvoir d'illusion du Seigneur), il perd toute capacité de jugement et toute sagesse. Son cœur se prend du désir anxieux de construire une maison de plaisir pour cette femme. Son cœur est enflammé par les douces paroles, les regards affectueux et le comportement cajoleur de son épouse, puis de leurs enfants, qui comptent sur lui pour les protéger et les faire vivre agréablement. Ainsi devenu incapable de contrôler son propre esprit, il s'envoie lui-même dans une descente aux abysses, dans des ténèbres aveuglantes.

          29. Parfois une terreur le frappe au cœur, lorsqu'il pense au disque du Régent suprême, Vishnu – ce disque qui est également désigné comme le Temps, et consiste en divisions, allant du point le plus infime pour atteindre une période de deux Pararddhas*, soit la durée de vie du dieu Brahma. Avec une vélocité inexorable, ce disque marque les périodes de la vie humaine (enfance, jeunesse, vieillesse). Tel un œil toujours ouvert et vigilant, il fauche toutes les créatures, depuis le dieu Brahma jusqu'à la motte de terre, tandis que les créatures conscientes le regardent avancer, totalement impuissantes.

* Une demie-vie (50 ans) de Brahma, soit env. 155'520'000'000'000 années lunaires. Deux Pararddhas, ou une vie de Brahma, couvrent donc env. 311'040'000'000'000 années lunaires. Cf. Kala, le Temps et ses divisions.

          Mais en général, il ignore irrespectueusement le Seigneur suprême, qui est aussi la divinité qui préside aux sacrifices et dont l'arme est le disque éternel du Temps; sur la base de croyances hérétiques non supportées par une autorité incontestable et un canon d'enseignements, il se tourne vers les divinités des hérétiques, lesquelles ne valent guère mieux que les milans, les vautours, les grues perchées sur les banyans, oiseaux qui ne figurent pas dans la religion des Védas.

          30. Et lorsqu'il est ravagé par les déceptions causés par ces hérétiques, qui sont eux-mêmes en pleine illusion, il regagne le sein de la religion brahmanique et y demeure.
          Néanmoins, il n'aime pas leur mode de vie, qu'il trouve trop pieux, avec ses rites de propitiation du glorieux Seigneur des sacrifices, avec ses actes cultuels prescrits par les Védas et la Smriti [c-à-d. la tradition humaine, donc non révélée - NdT], auxquels sont astreints ceux qui ont accompli la cérémonie d'investiture du cordon sacré. Comme il est impur, et donc inéligible pour accomplir les devoirs sacrés commandés par les Védas, il cherche refuge auprès de la communauté des Shudras* qui, ainsi que les humains des premiers temps, s'adonnent à la copulation et à la survie de la famille.

* Shudra : membre de la 4ème caste (varna), celle des serviteurs, considérée comme inférieure aux 3 premières.

          31. Même dans cette communauté, il se comporte selon son bon vouloir, sans aucune restriction. Son esprit sans élévation oublie que son temps de vie est limité, et il se prélasse dans la gratification de ses désirs sensoriels, comme des jeunes mariés attardés qui passent leur temps à se regarder les yeux dans les yeux.

          32. Parfois il se délecte de cette vie de famille qui, à l'instar des arbres, porte des fruits qui ne sont que de ce monde. Il aime tendrement ses enfants et sa femme et, tout comme les singes, il se régale de nombreux plaisirs sexuels.

          33. Jouissant des plaisirs et souffrant des peines attachées au sentier de cette vie dans le monde, il tombe dans la vallée obscure des afflictions et des calamités et y demeure, redoutant constamment les éléphants, qui sont à ses yeux la forme de la mort.

          34. Épisodiquement, lorsqu'il est incapable de se protéger des innombrables misères que sont la chaleur, le froid, celles causées par des agents au-dessus de l'être humain, par les éléments, par d'autres créatures ou par son propre corps et son esprit, il reste prostré, ruminant les soucis qu'engendrent les inépuisables objets des sens.

          35. À d'autres occasions, il se livre à des transactions commerciales avec les autres membres de la caravane, et acquiert quelque richesse par des fraudes financières.

          36. Occasionnellement, lorsque sa petite fortune est épuisée, il se retrouve dans le dénuement, sans lit ni siège, sans nourriture, sans rien des commodités usuelles d'un foyer. Il se décide alors à arracher à autrui les objets qu'il convoite mais n'a pas été capable d'acquérir jusqu'ici. Et, fatalement, il se verra bientôt assailli sous les insultes et les humiliations de la communauté.

          37. Bien qu'au sein des marchands de la caravane, l'hostilité mutuelle soit accrue par leur cupidité vis-à-vis de l'argent, ils contractent des mariages d'une famille à l'autre, ou les annulent au gré de leurs tendances, selon les résultats karmiques de leurs existences antérieures.

          38. Sur ce sentier du Samsara, si l'un d'eux est affligé d'innombrables maux et obstacles et succombe aux calamités ou à la mort, il est définitivement abandonné par le groupe à ce moment et où qu'ils se trouvent. Mais ils prennent avec eux les nouveaux-nés et les enfants. Ils connaissent les pleurs, les évanouissements, les peurs, les querelles, les cris, les ravissements, les chants, et les accablements. Les gens pleins de bonté les évitent, aussi sont-ils exclus de la compagnie des gens pieux. Et de cette façon, ils poursuivent leur pérégrinations. Cette caravane d'hommes n'est pas encore revenue à son point de départ (c-à-d. la Divinité), qui – selon les sages – est le terminus de la route.

          39. Car celui qui acquiert des connaissances sur le Yoga et adopte cette discipline, ne retourne plus dans cet univers du Samsara, cela ne fait aucun doute. Ce sont uniquement ceux qui pratiquent la méditation, ont renoncé à toutes les formes de violence, sont fermement adonnés au contrôle de soi (et à la sérénité qui s'ensuit), et détaché leur esprit des objets du monde, qui parviennent au Soi suprême.

          40. Même les sage royaux qui ont dompté les éléphants gardiens des points cardinaux et qui accomplissent des sacrifices, ne parviennent pas au Soi suprême. Clamant leurs revendications sur les territoires voisins, qu'ils considèrent comme leur revenant de droit, ils ouvrent les hostilités pour ces possessions; puis ils trouvent la mort sur le champ de bataille, laissant leur corps sur cette terre qu'ils réclamaient et partent pour l'au-delà. Eux non plus n'atteignent pas l'extrémité de ce sentier du Samsara.

          41. Celui qui est tombé dans un enfer misérable peut s'en sortir, avec grande difficulté, en s'agrippant aux lianes grimpantes du Karma; il se retrouve alors de nouveau sur le sentier du Samsara et rejoint la caravane des marchands. Le cas s'applique aussi à ceux qui se sont hissés aux mondes supérieurs [une fois expiré leur karma positif, ils reviendront au monde terrestre – NdT].
          Alors, ils chantent des louanges à la gloire de Bharata (cf. chap. 13, shloka 24).

          42. Tout comme une mouche ne peut, même en imagination, monter en flèche sur le sentier aérien de Garuda*, qui se trouve dans les cieux supérieurs, aucun autre roi de ce monde ne peut, même mentalement, suivre le sentier du sage royal à la grande âme, Bharata, fils de Rishabha [et frère de Rama – NdT].

* Garuda : « Verbe ailé » - Roi des oiseaux, mi-vautour, mi-homme, Garuda, véhicule de Vishnu, est représenté avec une face blanche, un bec aquilin, des ailes rouges et un corps doré. Il symbolise la parole secrète des Védas, magie incantatoire qui, telle des ailes, transporte instantanément le mage sur les plans subtils ou vers les autres mondes. Maître des serpents, dont il se nourrit, il a obtenu d'eux la connaissance secrète du Savoir qui échappe aux cycles cosmiques, savoir absolu et immuable d'une éternité à l'autre.

          43. Alors qu'il était encore un tout jeune homme, il se languissait déjà de servir le Seigneur de réputation vénérable, et abandonna – aussi facilement que si c'était de la matière vile – femme et enfants, amis et royaume, qui sont choses si chères au cœur de l'être humain et donc si difficiles à renoncer.

          44. Il est plus que louable de la part de ce roi qu'il n'ait pas désiré ardemment son royaume terrestre, ses fils, ses proches, ses richesses et son épouse – choses si difficiles à renoncer pour le commun des mortels. Il n'avait pas non plus le désir de se rendre favorable Shri*, la déesse de la Fortune, qui est convoitée par les dieux eux-mêmes, bien qu'Elle-même ait attendu un regard gracieux de sa part. Car, selon les vues des grandes âmes, dont l'esprit est totalement voué au service de Vishnu, même l'émancipation finale n'a que peu de valeur.

* Shri-Lakshmi : la shakti de Vishnu est la Déesse de l'Abondance et de la Plénitude (matérielle et spirituelle, mais le plus souvent invoquée pour la richesse, la santé, la chance, l'amour, la beauté, avoir des enfants, etc.).

          45. « Salutations au Seigneur Hari, qui est Lui-même la personnification du sacrifice (Yajna), le défenseur de la rectitude, l'observateur pointilleux des injonctions des Écritures, le Yoga incarné, le principe premier et ultime du Samkhya*, le maître absolu de Prakriti (qui est, Elle, la volonté personnifiée et le pouvoir créatif du Tout-Puissant), qui est le refuge de tous les êtres créés ! » Ainsi fut la noble prière de Bharata au moment de sa mort, avant de rejeter son corps avec la grâce d'un daim.

* Samkhya (ou Sankhya) : « Énumération, calcul » - Fondé par Kapila vers 500 av. J.-C., ce système développe en priorité un recensement des 'catégories d'existence' (les tattvas), dérivés de la paire d'opposés fondamentaux : Purusha et Prakriti, cette dernière évoluant les 3 gunas ('qualités' ou 'modes d'être') : sattva, rajas et tamas. Toutes les modalités d'interaction et d'assemblage entre tattvas et gunas, selon toutes les proportions possibles, sont examinées méthodiquement. Ses outils cognitifs soutiennent et complètent les disciplines du Yoga, et ces deux systèmes vont être utilisés conjointement, imprégnant tout l'hindouisme ultérieur, y compris le bouddhisme.

          46. Celui qui écoute avec foi, récite ou loue l'histoire du sage royal Bharata, dont les vertus immaculées et les actes purs sont appréciés et vantés par les fidèles du Seigneur, reçoit toutes les bénédictions, surtout s'il le fait de son plein gré. Il n'aura plus besoin de compter sur autrui, car cette histoire amène à sa suite la bonne fortune, une longue vie, des richesses, une bonne réputation, et mène aux royaumes célestes et à la béatitude ultime.

© M. Buttex, 2009 - https://les-108-upanishads.ch/

 
 

                                                                                                                                                                                                
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